Accumulations narcissiques, Lee Godie

Il y a un an, j'ai commencé un projet de récit familial. Dans mon bureau, une boîte de métal recueille tout le matériel que j'accumule. Parmi les lettres, documents officiels, entrevues, listes d'oeuvres à lire ou voir, reflexions, on trouve une pochette remplie de photomatons de moi, datés. Dans les jours fatigués, je surprends les traits de ma mère.


Je dis: "les photos enregistrent les changements que ce projet produit sur moi, sur mon identité". Du narcissisme. Je me regarde me regarder. Étrangement, je ne me reconnais pas. Ce n'est pas comme me regarder dans la glace, c'est quelqu'un d'autre, qui n'existe plus, que je ne retrouverai plus. Et plus je multiplie les clichés, plus augmente cette obsession de la perte, nostalgie du présent et appréhension de ce qui, constamment, se fige sur une photographie ou dans un récit, et nous fait oublier que cette scène-là était plus complexe, polysémique. L'accumulation alors, pour que les clichés, rapprochés dans le temps, différents, fassent mentir la version des faits qu'on avait adoptée, et bouger le passé, le rendent à nouveau vivant.

Mais il y a autre chose dans ces photos, qui me dépasse, que je scrute, surveille, c'est une tâche, familiale. À force de photographier ce même visage, qu'elle finisse par apparaître.
De profil, je suis mon père.



LEE GODIE (1908 - 2008)



Lee Godie a vécu dans les rues de Chicago. Elle vendait ses oeuvres juste en face du Art Institute of Chicago. Ses photomatons sont des “autoportraits versatiles”, mise en scène et interventions à même les photos: de gros cercles oranges sur ses joues, un trait de crayon, du rouge à lèvres.