Les gestes d'un cérémonial manqué
«Notre responsabilité est-elle donc de citer et de répéter sans fin les mots des autres afin de les aider à survivre? Ou bien sommes-nous responsables de quelque chose d’autre, du geste unique qui aura d’abord produit de telles paroles et donc permis de telles citations? Citons-nous simplement pour répéter les mots de l’autre, ou bien nous le faisons pour donner corps à un geste inimitable, une façon singulière de penser, une manière comique de parler?»Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde.
Témoigner comment, et témoigner pour qui? Derrida le rappelle, une autre trahison serait de croire que l’on continue à parler à cet autre, et pour cet autre ; un autre qui est irrémédiablement et à jamais absent. On le sait, depuis Freud, que le travail de deuil «normal» passe par un mouvement d’intériorisation de l’objet aimé. L’autre n’est pas nous, mais est une image en nous, «intériorisation de ce qui ne saurait jamais être intériorisé, de ce qui est toujours devant nous et au-delà de nous[15] » : À la mort de l’autre, nous sommes voués à la mémoire, et donc à l’intériorisation, puisque l’autre, au-dehors de nous, n’est plus rien; et depuis la sombre lumière de ce rien nous apprenons que l’autre résiste à la clôture de notre mémoire intériorisante [. La mort ] rend manifestes les limites d’un moi ou d’un nous tenus d’abriter ce qui est plus grand et autre qu’eux hors d’eux en eux[4].
Peut-être alors faut-il commencer par accepter qu’au tout commencement de l’écriture, on écrit avant tout pour soi? Pas encore pour construire une mémoire, mais pour colmater l’absence intolérable, le trou que laisse celui qui vient de nous quitter. Dans son analyse du deuil, Freud remarque que le processus passe paradoxalement par une période d’intense dépense d’énergie envers le sujet mort, pendant laquelle chacun des souvenirs et des espoirs est surinvesti[5]. «Il ne s’agit donc pas d’une acceptation ou d’une résignation au fait que l’objet n’existe plus, mais d’une recherche d’intimité avec cet objet, d’une volonté de savoir ce qu’il en est de la mort et du mort, et par conséquent de comprendre les contours et les fils qui tissent une vie[6].» Pour mieux comprendre le processus à l’oeuvre, Freud le compare aux fils de la cicatrice qui doivent être maintenus le plus serré possible tant que la plaie est ouverte. Ce n’est qu’après s’être assuré de la cicatrisation que l’on peut s’en débarrasser[7].
[1] Jacques Derrida, Mémoires – Pour Paul de Man, Paris,
Galillée, 1988, p. 15.
[2] Toutes les oraisons funèbres
écrites par Derrida ont été rassemblées dans un recueil, publié d’abord en anglais
en 2001, puis en français en 2003. Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galillée, 2003, p.
71-72.
[3] Ibid., p. 71-72.
[4] Ibid., p. 53.
[5] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Paris, Payot,
2011.
[6] Ibid., p. 31.
[7] Cette image rappelle aussi que l’étape
finale du deuil coincide avec une cicatrisation, donc une immobilité, une
staticité des liens avec le défunt. C’est l’étape des récits ordonnés,
linéaires qui ensevelissent le mort, le font mourir une seconde fois.